écrit par Ekaterina Schulmann – Professeure associée à l’École des sciences économiques et sociales de Moscou (MSSES), chercheuse associée au Programme Russie et Eurasie du Royal Institute of International Affairs, Chatham House, Londres. (Adapté de Le Courrier de l’UNESCO • juillet-septembre 2020)

 

S’il est trop tôt pour évoquer les conséquences de la pandémie, nous pouvons d’ores et déjà voir se dessiner des tendances qui ne sont pas nées de la crise, mais que cette dernière a rendues saillantes. Les sociétés, les systèmes de gouvernance, les entreprises et les citoyens ne peuvent réagir qu’avec les outils dont ils disposaient avant l’urgence. On a coutume de dire que les généraux ont toujours une guerre de retard. De ce point de vue, nous sommes tous, individuellement et collectivement, des généraux.

Ce que la crise sanitaire qui vient de frapper le monde révèle, c’est que les gouvernements ne peuvent plus aujourd’hui se permettre de laisser libre cours à une épidémie : s’ils veulent assurer leur survie politique, il leur faut montrer qu’ils mettent tout en œuvre pour préserver la vie humaine.

Autrefois, l’émergence et la propagation d’une maladie comme le Covid-19 auraient été vécues comme une fatalité. Au regard de nos exigences éthiques actuelles, ce n’est plus possible du fait de la valeur supérieure accordée à la vie humaine.

Primat de la vie humaine

Au XXe siècle, les citoyens pouvaient admettre qu’on restreigne leur liberté, au nom de grands idéaux ou d’objectifs supérieurs : la victoire sur l’ennemi, la construction d’un ouvrage grandiose ou encore la promesse d’un âge d’or. Au XXIe siècle, ce n’est pas la perspective d’un avenir radieux qui les conduit à accepter un recul de leur liberté, mais bien la volonté d’éviter un grand nombre de victimes. Aujourd’hui, les contraintes que nous subissons – et que beaucoup  ressentent comme le signe d’une violence étatique accrue – sont en fait le corollaire de notre besoin de sécurité.

La vie est devenue tellement précieuse qu’aucun gouvernement au monde ne peut se permettre des pertes humaines considérées comme évitables par la société. Il est à noter d’ailleurs que les États, qu’ils soient démocratiques ou autoritaires, ont pris des mesures assez similaires en termes de restrictions des libertés. Ils ont en revanche adopté des stratégies très différentes pour soutenir l’économie ébranlée par le choc de l’épidémie et du confinement. L’économie moderne repose sur les services et non
sur l’exploitation de ressources. On peut penser dès lors qu’il est rationnel de préserver les personnes – producteurs et consommateurs de services –, même si cela peut sembler peu rentable d’un point de vue strictement économique à court terme. La culture humaniste a révélé au cours de cette crise qu’elle était prête à céder sur la liberté au nom de la santé publique. L’augmentation de l’espérance de vie, les progrès de la médecine, le culte de la vie saine ou encore le rôle de valorisation narcissique des réseaux sociaux ont favorisé ce phénomène.

Médicalisation du quotidien

Cet impératif de « sécurité », notion à entendre à la fois comme « survie » et « préservation de la santé », s’est traduit par une médicalisation de notre quotidien, laquelle ne renvoie pas seulement à la diffusion d’expressions et de pratiques médicales dans nos vies. Demain, cette médicalisation pourrait bien s’étendre aux processus politiques et à la gouvernance, si la communauté internationale estimait par exemple que le combat contre les maladies nécessite le même niveau de coordination que la lutte contre le terrorisme.

Les connaissances médicales, et avec elles les représentations pseudoscientifiques qui prospèrent notamment en ligne, ont envahi le langage courant et fait irruption dans notre quotidien. Plus personne ne s’étonnera bientôt de la présence d’appareils de mesure de la température dans les lieux publics, de la même manière que nous nous  sommes habitués à nous soumettre aux détecteurs de métaux. On se souviendra bientôt à peine du temps où consulter un médecin relevait du libre arbitre de chacun. Demain peut-être, les personnes atteintes de fièvre pourront être assignées à résidence comme nous venons de l’être.  La médicalisation du quotidien se traduit aussi par un rôle accru, y compris dans le champ politique, des services sanitaires. Ce processus s’observe au niveau des États, mais aussi à l’échelle mondiale : l’importance politique de l’Organisation mondiale  de la santé se mesure non seulement au nombre de pays qui appliquent ses recommandations épidémiologiques, mais aussi à l’âpreté de la résistance politique que suscitent ces recommandations.

Dans un avenir proche, la reprise du commerce international, du transport aérien et des voyages nécessitera l’élaboration d’un ensemble commun de règles et de restrictions. L’organe supranational chargé de formuler ces recommandations et d’en contrôler l’application deviendra, s’il voit le jour, un acteur important des relations internationales.

Expérience commune

Alors que le monde s’est brusquement refermé sur lui-même, il n’a jamais été aussi connecté. Cette tragédie commune a eu pour effet d’unir l’humanité autour d’une même cause. Une telle communion de destin ne s’est peut-être pas produite depuis la « course à l’atome », à cette différence près qu’aujourd’hui les citoyens sont beaucoup plus impliqués dans  les événements.

C’est dans ces moments charnière que se forgent les alliances qui dessineront le monde de demain, comme cela a été le cas après les deux guerres mondiales qui ont secoué le xxe siècle. Qui en sortira gagnant ?

Quels pourraient être les nouveaux membres d’un Conseil de sécurité antivirus ? Il est trop tôt pour le dire.  Mais ce qui est sûr, c’est que les pays industrialisés devront assumer une responsabilité accrue pour pallier les carences des systèmes de santé des pays plus pauvres, faute de quoi les efforts consentis pour lutter contre une pandémie seront vains. Les effets bénéfiques de mesures drastiques comme le confinement seront en effet annulés si un nouveau foyer se déclare dans un pays incapable de contenir une épidémie.

Nous venons de connaître une « expérience commune », c’est-à-dire vécue et partagée au même moment par un très grand nombre, comme l’avait été il y a près  de vingt ans l’effondrement des tours jumelles de New York.  Les attentats du 11 septembre ont marqué un tournant. Après cette date, des pouvoirs étendus ont été accordés
aux services de sécurité et la surveillance des citoyens a été renforcée. Des pratiques telles que l’installation de caméras dans les lieux publics, l’utilisation de logiciels
de reconnaissance faciale ou le recours à des systèmes d’écoute des conversations se sont généralisées suite à ces attentats. Notre quotidien, et notamment nos voyages en avion, avec leur cortège de contrôles que nous considérons désormais comme normaux, s’en est également trouvé changé.

Plus de surveillance, moins de liberté

Pendant cette crise, certains États ont profité de l’épidémie liée au coronavirus pour étendre légalement leurs pouvoirs en matière de surveillance et d’utilisation des données des citoyens. Nous voyons ainsi  comment des circonstances extraordinaires justifient et légitiment, aux yeux des sociétés, la surveillance et le contrôle. Cela vaut aussi pour les régimes démocratiques. L’épidémie risque d’éroder encore la protection de la vie privée.

Dans les démocraties au moins, des contre- pouvoirs existent pour limiter cette intrusion dans nos données. Il n’en va pas de même dans les régimes autocratiques.  La menace est d’autant plus réelle qu’en temps d’épidémie, tout favorise la puissance de l’État. À commencer par la crise économique générée par la crise sanitaire, qui fait des entreprises et institutions publiques quasiment les seuls employeurs solvables. La crise renforce aussi l’État providence, qui agit comme un filet de sécurité transformant peut-être demain les travailleurs en bénéficiaires d’un revenu universel.

Travail invisible

Pendant que le monde était confiné, des millions de personnes ont pu se rendre compte que le télétravail, sous toutes les formes, est plus bénéfique pour l’employeur que pour l’employé. Grâce à cette nouvelle organisation du travail, les frais de chauffage, d’entretien, de loyer voire de matériel incombent à l’employé.

De plus, la frontière entre le temps de travail et le temps personnel, entre l’espace de travail et l’espace de vie, tend à s’effacer. Un tel phénomène porte atteinte aux droits chèrement acquis par les mouvements sociaux et syndicaux aux XXIe et XXe siècles.

Il nous ramène – à un niveau technique certes nouveau – à une situation antérieure, lorsque les relations entre employés et employeurs étaient peu réglementées, que le travail s’effectuait souvent à domicile et était rémunéré à la pièce.

Pendant cette période inédite, les salariés se sont aussi trouvés obligés d’assurer des fonctions de service normalement remplies par d’autres, comme la garde d’enfants,

les soins aux personnes âgées, la cuisine ou certaines tâches domestiques. La crise a mis en évidence ce travail de service invisible et non rétribué, désigné parfois comme

un « second PIB », généralement assuré par les femmes. La crise sera peut-être l’occasion de débattre de la nécessité de rémunérer ces formes de travail invisible.

C’est toujours à la faveur de grandes catastrophes que le système des relations internationales s’est réorganisé. La Première Guerre mondiale a donné naissance  à la Société des Nations, la Seconde à l’Organisation des Nations Unies.
Sur la base d’une expérience commune, l’humanité s’est unie et a conçu pour elle-même de nouveaux instruments, de nouveaux mécanismes de gouvernance. De nouvelles instances pourraient naître de la crise actuelle.  Contrairement à d’autres tragédies passées qui opposaient les hommes entre eux, la pandémie nous confronte à un virus. Nous n’avons donc personne à haïr.

Face  à cette crise, nous n’avons finalement d’autre choix que de nous montrer solidaires.